ACTE II
Scène III

Dans une pièce n’ayant pour lumière qu’un brasero duquel s’échappent d’épaisses volutes vaporeuses, Hisako, les genoux rompus à même le sol, défait ses yeux des lignes d’une missive rédigée avec soin.

Un bien morne soupir lui échappe. La jeune fille porte une paume à son buste en discernant, au travers du shôji, les flocons qui dévalent du ciel nocturne comme des pleurs.

Une sonorité pressée se fait perceptible, à l’horizon ; celle d’un parquet que l’on foule avec une précipitation qui laisserait deviner une urgence capitale. Or le concert de ces pas est bien trop modique pour être celui d’un adulte, et bien trop audible pour être celui d’une servante.

Yûna, le souffle rendu court par sa course, pantelle tant et si bien qu’on la soupçonnerait sujette à un malaise.

La cloison de l’irori de la demeure s’ouvre en un boucan tel que la servante, après avoir confusément dissimulé la lettre dans l’encolure de son kimono, meut ses épaules en direction de l’entrée.

La fillette, bouleversée, se laisse choir sur son giron comme si ses frêles épaules supportaient tout à coup le poids des malheurs du monde.


YÛNA, dans un sanglot.
Hisako… !

HISAKO, inquiète.
Mademoiselle, qu’avez-vous… ?

YÛNA.
Tu t’en allais… !

HISAKO.
Que racontez-vous ? Vous devriez dormir, à cette heure… !

YÛNA, relevant son visage larmoyant.
Tu allais partir !


La douce domestique se fait taiseuse, et son sourire arbore une nuance indistincte. La risette vire au rictus torve, comme si cette simple déclaration au ton accusateur l’avait désarçonnée.

Ses nerfs tressaillent.

La pauvre Hisako est nerveuse.


HISAKO.
Je ne vous suis pas… Sans doute était-ce un mauvais rêve.

YÛNA, presque heurtée de cette simple supposition.
Non, il n’y avait rien de plus réel… ! Tu t’en allais avec ce garçon en direction des montagnes ! Je le sais ! Je l’ai vu !

HISAKO, coupable.
Mademoiselle, vous avez rêvé… Il ne vous arrivera rien, je vous le promets.


L’enfant se blottit contre sa confidente. Son chagrin est si grand qu’elle ne semble prêter aucune attention au fin bruit d’un parchemin qui se froisse dans son étreinte. Son aînée, rassurée de constater qu’elle n’a pas notifié la présence cachée de ce courrier qui recèle de secrets, lui frictionne aimablement le dos.

YÛNA.
Cela avait pourtant l’air si vrai… Il portait à lui seul tous vos bagages. Il souriait, et toi aussi. Tu semblais si ravie de t’en aller.


L’œillade songeuse, Hisako astreint ses paupières à s’abaisser. L’idée d’infliger un quelconque mensonge de plus à la demoiselle lui est douloureux et, aussi lancinant le mal lui est-il, la native des champs, du fait de la grande honnêteté de l’affection qu’elle éprouve pour cette petite fille, sent le courage croître.

HISAKO, extirpant la lettre du col de son habit.
Il y a quelque chose dont j’aimerais vous parler depuis peu…

YÛNA, éplorée.
Que veux-tu dire ?


La jeune employée lui présente doucement le papier, que sa protégée réceptionne dans sa petite main. Le bois brûlé qui fait office de foyer libère une brève sonorité de crépitement dans la nuit.

HISAKO, portant une paume à la joue de la dernière-née pour en ôter les larmes.
Mademoiselle, j'aimerais vous révéler
Le mal que ce manque ne fait que me donner.
Mes nuits sont si courtes, et même insoutenables.
C'est cette nostalgie, chose désagréable,
Le plus amer et le pire des sentiments
Quand tout est loin : votre foyer, et vos parents.

YÛNA, se redressant tout à coup.
Alors je viendrai avec toi… !

HISAKO, chagrinée.
Vous ne pouvez pas… ! C’est une folle idée !

YÛNA.
Je veux que tu m’expliques pourquoi !

HISAKO.
Ce garçon du village et moi allons nous fiancer… !


Les copeaux boisés dans lesquels baignent les flammes cèdent et craquent. La benjamine succombe à ce qui sera son seul et unique caprice infantile.

YÛNA, se jetant à son cou.
Non ! Je refuse !

HISAKO, la réceptionnant avec peine.
Nous nous écrirons...

YÛNA, répétant.
Hors de question !


La cadette serre avec autant de force qu’elle peut en témoigner le contour des épaules de la demoiselle. Une réaction aussi vive de la part d’une enfant aussi timide que celle-ci a de quoi prendre la future mariée de court. Le souhait d’un départ approchant aura suffi à la néophyte pour voir tout son monde s’écrouler en un instant. Hisako, désemparée devant la tristesse dans laquelle la pauvre enfant se claquemure, ne bouge plus – sinon pour assurer une prise sororale autour de sa très jeune amie.

YÛNA, tremblotante.
Comment vais-je faire, si tu n’es plus là… ?! Je serai seule, sans toi ! Tu es la seule qu’il me reste. Père me fait peur, Mère est toujours si occupée, et mon frère… Oh, mon frère ! C’est évident ! Il me déteste !

HISAKO, impuissante.
Mademoiselle Yûna… !

YÛNA, accentuant son accolade.
Je fais tant de rêves similaires, ces dernières nuits. Je vois la colère de mon père. La déception profonde d’un regard. Un dégoût indicible, ou je ne sais quel mépris qui ôterait toute résistance à mes jambes et qui aurait à lui seul la force nécessaire pour me faire tomber… Je n’aime pas ces regards. Je veux m’en éloigner… ! Quelque chose de terrible va se passer. Une calamité. Je ne veux pas que tu partes, Hisako ! Je ne veux pas que tu t’en ailles… !


Face à pareille détresse, la jeune femme, tout bonnement incapable de l’abandonner à son sort, s’essaye au moins à la bercer comme elle le peut. Elle lui fredonne, en quelques gracieux murmures, la berceuse qu’on lui narrait dans les champs. Les saccades qui s’en prenaient au corps de la petite fille, du fait de ses pleurs, cessent après quelques généreuses minutes de mélodies. Ployant la ligne gracile de son cou pour entrevoir le visage éreinté de cette jouvencelle aux présages inquiétants, la servante, le cœur meurtri, porte une paume à sa tête et en caresse le front. Son regard se meut jusqu’aux pâles lueurs de la Lune.

HISAKO, le ton bas.
Yûna, si douce et si calme petite fille
Enjointe à se taire près d'un frère qui brille
M'inflige en un instant crucial ses lubies,
Un caprice rare qui m'a abasourdie.
La laisser à son sort lui causerait du tort
Je ne peux la laisser, cette enfant que j'adore...

Elle qui m'accueillit aussi joyeusement
Le jour où, aux Hoshino, je prêtai serment.
Elle qui, se livrant à toutes les sueurs
Pour égaler son frère, et avoir les honneurs
S'exposa, jeune brave, à tous les malencombres
Âme seule derrière l'aîné qui l'obombre.

J'espérais enfin me fiancer, voyager,
Sillonner monts et vallées, avec mon aimé.
Hélas ! La voilà qui cherche à me retenir
Au moment vital où j'entrevois l'avenir.
J'aurais aimé quitter cette vaste demeure
Où toute once d'amour ou de chaleur se meurt.


❁❁❁


ACTE III
Scène I



Le son de cordages que l’on frictionne par le biais d’un plectre ivoirin se joint aux autres. Un joueur de shamisen, pas moins impavide que ses comparses, s'ajoute au cantabile.

Une vaste pièce, qui n’a pour seuls ornements que les tracés picturaux figurant fièrement sur les portes que l’on fait se mouvoir à l’arrivée des convives, sert de décor. Stricte et quelque peu austère, l’atmosphère dont se pare l’événement aux allures de cérémonie officieuse se fait pesante.

Le patriarche, en ses qualités de chef de clan, semble voué à officier ces commémorations.

Hideyoshi, haori ample disposé sur ses larges épaules, ôte de temps à autres sa dure œillade des ondes perceptibles à la surface cristalline de sa coupe de saké, à laquelle il n’a pas encore offert ses lèvres, et mire vers l’assemblée.

C’est sur Toshiaki, dont le menton est bravement relevé par un orgueil étonnant du fait de son jeune âge, qu’il concentre ses regards. L’enfant, sans même avoir à répondre aux coups d’œil attentifs de son père, sait qu’on le contemple ; son torse mince se bombe sous une inhalation infatuée.

Seiko, dans toute sa présence sibylline, occupe les arrières de sa fille. Le perçant de son regard sombre s’offre au frêle dos de Yûna. Celle-ci, probablement consciente que cette opulente réunion familiale ne servira qu’à honorer les vertus dont son aîné se dit pourvu, fait silence.

Les membres du clan prennent place sur leurs assises. D’un regard subreptice, la jeune fille en compte un peu moins d’une vingtaine.

Une silhouette masculine séjourne au fond de la pièce dans un silence des plus absolus. Serrant contre son buste une boîte ouvragée, dont le lustre rutilant dissimule en son sein les baguettes qui seront offertes aujourd’hui à la fratrie, l’individu, muré dans un mutisme, rajuste d’un bref mouvement de senestre l’étonnant masque hyottoko qui lui camoufle les traits.

Nul ne semble enclin à porter attention à cette singulière présence.

Il écoute les messes basses, libératrices de racontars pour quiconque daignerait y offrir une oreille attentive.


AÏEUL, dans un murmure.
Sais-tu ? La petite serait, dit-on, sujette aux visions.

TANTE, sous le même ton.
Cela m’étonnerait. La lignée n’a, depuis Seiko, pas connu d’onmyōji.

AÏEUL.
N’est-elle pas trop jeune pour détenir pareil don ?

TANTE.
Elle accompagnerait bien sa mère dans ses liturgies.


D’un bout à l’autre de la pièce, les chuchots fusent.

COUSIN.
Vois comme Hideyoshi n’a en rien perdu de sa rigueur.

NIÈCE.
Certes, mais ouvre l’œil : il semble aujourd’hui moins sardonique.

COUSIN.
Sera-t-il enfin heureux ? Il dit de son rejeton qu’il est le meilleur.

NIÈCE.
Il est satisfait de l’avenir qui se profile pour Toshiaki. C’est bien logique.


Le maître des lieux fait mouvoir sa carcasse. À peine se retrouve-t-il debout qu’il élève le ton.

HIDEYOSHI, grondant.
Silence.


Les voix s’évanouissent, et tous les regards s’offrent au quatuor et celui qui le domine de sa hauteur.

Si son homologue enorgueilli de toutes ces attentions ne cille pas sous le poids de ses regards, la porteuse de nattes, étrangement, sent la palpitation subtile de ses nerfs.

Ce n’est pourtant pas pour elle qu’ils se sont déplacés.


HIDEYOSHI.
Nous vous sommes reconnaissants d’avoir répondu présents. Des réunions d’une telle envergure sont rares, et j’en suis bien conscient. Le clan Hoshino a, depuis des années maintenant, perdu de sa gloire d’antan et de fâcheuses circonstances l’ont presque mené à son déclin.


Les yeux des spectateurs font chemin jusqu’au manchon pendant des atours de l’orateur.

HIDEYOSHI, reprenant, le timbre fort.
Les liens qui nous unissent sont plus frêles que jamais : les risques d’une scission guettaient jusqu’à peu notre famille. Nous, qui avions été longtemps privés d’un successeur, avons vu poindre la lueur d’un espoir en la personne de mon fils. Toshiaki, notre aîné et futur chef de clan, est comme la cendre du phénix : à l’heure où notre héritage nous semblait des plus compromis, les cieux nous l’offrirent dans toute leur bénévolence, et il insuffla à notre lignée une nouvelle espérance.


Une ovation retentit pour le jeune garçon. À l’écoute qu’il fait des acclamations et des réjouissances dont il est le créateur, ses yeux miroitent de bonheur.

HIDEYOSHI.
Notre fille, Yûna, intégrera peu après lui les rangs de Mahoutokoro. Elle sait se faire humble et taiseuse ; ses capacités, bien que plus discrètes, contribueront à notre prospérité. Elle est, selon ses précepteurs, douée lorsqu’il s’agit de manipuler la flore pour l’embellir, et dispose d’aptitudes remarquables pour l’art du shamisen. Je ne doute pas que, lorsque l’heure sera venue, elle constituera un excellent parti.


Un ineffable mal-être prend d’assaut le cœur de la fillette.

Bien qu’accoutumée à une telle dissonance entre elle et son semblable, force est d’avouer qu’elle ne s’attendait pas à ce que son portrait soit dressé d’une façon aussi piètre.


HIDEYOSHI.
Réjouissez-vous : nous, fiers descendants de daimyos, assisterons aujourd’hui à l’ancestrale cérémonie de remise des baguettes qui les accompagneront au cours de leur formation. Que les esprits de nos ancêtres et nos dieux soient témoins de ce précieux moment, et que la vue de l’éveil de leurs pouvoirs les ravissent.


L’homme dont le visage baigne dans la pénombre secrète de son masque s’avance avec quiétude jusqu’à l’estrade, cajolant avec une préciosité sans pareille l’écrin qui repose dans son étreinte comme s’il s’agissait de son propre enfant.

Celui qui fut un jour un Auror renommé l’observe sans un mot. L’artisan courbe l’échine une fois suffisamment proche des deux jeunes sorciers en devenir, et leur présente le boîtier après l’avoir soigneusement délesté de son couvercle.

Tous deux saisissent leur catalyseur respectif.


ARTISAN, épaules tournées vers Toshiaki.
Pin noir du Japon. Un bois remarquable dans la réalisation de sortilèges efficaces et consistants. Une nature résiliente qui sait s’adapter à tous les défis rencontrés, ou tous les fardeaux qu’on lui fait endurer, et ce sans jamais proférer de plainte. Je vous suggère de venir me consulter à la fin de la cérémonie, afin de vous révéler les détails concernant le composant de votre baguette. L’élaborer pour vous à la demande de ce cher Hoshino-dono fut pour moi un plaisir indescriptible. De la taille de l’écorce à la réalisation de ses détails minutieux, je me sentais courir sur le corps une tonne de frissons.

TOSHIAKI, attentiste.
Il me tarde de l’utiliser.

ARTISAN, pivotant tout à coup vers Yûna.
Quant à vous. Bois de sakaki. Un bois peu réputé, mais à la valeur indicible. Bien des devins de nos contrés l’ont longtemps chéri. Certains artisans du village où j’œuvre le disent plus précieux encore que le bois de cerisier. Ah. Je m’égare. Ce bois est pour ainsi dire excellent dans le domaine des sortilèges de protection et de purification. Le sakaki n’est en rien compatible avec la mauvaise magie. Il n’est que bienveillance et sécurité. Il appelle à lui des sorciers aux convictions fortes. Des âmes résilientes. Des défenseurs du monde. Des cœurs vaillants, et profondément bons.

YÛNA, courbant délicatement le dos.
Je vous remercie, Monsieur, et vous promets d’en faire bon usage.

Le créateur de baguettes penche brièvement le buste, et s’écarte d’un pas. La hâte le dévore à vue d’œil.

HIDEYOSHI, frictionnant les contours de sa mâchoire avec une patience relative.
Bien. Œuvrez.


Ces deux petites mains s’élèvent et brandissent dans une gestuelle cérémonieuse le trésor de bois qui leur a été confié.

Une brise inoffensive traverse aussitôt l’éther et fait doucement virevolter les quelques brins de la chevelure brune de Yûna.

Toshiaki, soumis à une grande surprise qu’il s’acharne à ne pas montrer, demeure insatisfait : aucune sensation, qu’elle soit née de la magie ou non, n’a daigné taquiné son enveloppe charnelle.

Jusqu’alors porté aux nues, le successeur roidit sous la charge de tous ces visages braqués sur lui.

Seiko, ses lèvres sanguines entrouvertes, fait s’attarder ses prunelles sur eux.

Le père, insensible au malaise de son descendant, souhaite se faire entendre.


HIDEYOSHI, sévère.
N’as-tu pas pris connaissance de la théorie relative à certaines incantations ? Je n’attends pas de toi des prouesses extraordinaires, mais de modestes manifestations comme il est possible d’en présenter à ton âge. Hâte-toi donc, car le clan s’impatiente.

TOSHIAKI, une lueur d’incompréhension dans son regard candide.
Père… !

HIDEYOSHI, plissant le regard.
Hâte-toi.


Une délicate rotation du poignet fin de Yûna révèle, aux yeux de tous et durant un temps d’autant plus précieux qu’il est court, la forme immatérielle d’un jeune chien à ses pieds. L’animal, l’allure joueuse et docile, adonne une friction aux contrebas du furisode de l’enfant, laquelle rompt un genou au sol pour effleurer gentiment cette étrange apparition.

SEIKO, portant l’ample manche de son kimono d’apparat à ses lèvres pour en dissimuler l’étonnement.
Un shikigami.

ARTISAN, portant passionnément sa paume à sa poitrine.
Ah, quelle écorce raffinée.

TANTE, hébétée.
Si je ne fais pas erreur, les adeptes du onmyôdô sont les plus à même de les convoquer jusqu’à eux, n’est-ce pas ?

SEIKO, hochant gracieusement la tête.
Vous dites vrai.

AÏEUL, sans ôter ses yeux de la demoiselle.
Cette enfant aurait-elle hérité de vos dons de devineresse ?


L’attention se défait de la silhouette du frère pour aviser la sœur.

ASSEMBLÉE, stupéfaite.
C’est une onmyōji !


Toshiaki soumet sa baguette flambant neuve à toutes les rondades et tous les tracés ; il n’en résultera jamais rien, sinon un silence lui répondant à chaque tentative. Les murmures naissants de cette famille qui l’observe lui compriment le cœur.

Hideyoshi, en saisissant l’anormalité de la situation et la lueur d’incompréhension dans les yeux de l’assistance, fait chemin et gagne la proximité du garçonnet. Lui, toujours blafard d’angoisse, craint une harangue caustique.


HIDEYOSHI.
Fais preuve de conviction. Puise dans les ressources que tu as su rassembler et acquérir. La magie est imprévisible : tu te dois, en tant que néophyte, de l’apprivoiser pour en tirer les meilleurs bénéfices. Fais jaillir une étincelle à son extrémité, et tu nous donneras la satisfaction que nous attendons.

TOSHIAKI, livide.
Mais…

HIDEYOSHI, répétant au creux de son oreille juvénile.
Hâte-toi.


Le frère, d’une poigne fébrile, élève à nouveau son instrument de bois.

Aucune flammèche n’en émane, malgré la volonté empreinte de désespoir qu’il met à l’ouvrage.

Son souffle se fait court, et la sueur perle sur ses tempes.

Une multitude de paires d’yeux fixes s’écarquillent.

Seule Seiko, dont l’œillade se plisse sous le poids des songes qui l’assaillent, ne s’émeut pas outre mesure de cette démonstration ô combien décevante.

Personne ne daigne en notifier le détail, tant tous semblent se soucier de la médiocrité révélée des talents dont l’enfant était censé receler.

Des hoquets de surprise et d’indignation s’élèvent de tout côté.

« Honte ! », « disgrâce ! », « infamie ! », vocifère-t-on au prétendu prodige sans jamais l’approcher.

Leur chef, sujet à une rare ire, sent sillonner sur ses traits les marques de son dégoût.


HIDEYOSHI, dans une intense fureur.
Une humiliation. Toi qui devais être notre étoile montante, la reviviscence de nos cendres, tu ne vaux pas plus qu’une particule de poussière, et tu seras la cause de notre déshonneur.

TOSHIAKI, tandis qu’il choit sur le sol de la scène, nuque ployée sous les sentiments qui l’accablent.
Père… !

HIDEYOSHI, froid et impitoyable.
Silence ! Que les dieux aient pitié de nous. Être le géniteur d’un cracmol de ton espèce me prodigue la pire des répulsions. Je ne désire plus te voir. Hors de ma vue.

TOSHIAKI.
Je…

HIDEYOSHI, hurlant.
Dehors !


Une pénible lenteur finit par guider l’enfant hors de la pièce. Toshiaki se dérobe, et quitte la scène, le cou penché du fait de cet opprobre. Yûna, le suivant du regard, fait silence.

La colère glaciale de son paternel, si elle sait l’effarer, ne la prend pas de court : après tout, elle en avait fait des cauchemars.


ARTISAN, furibond.
Ai-je accordé des jours et des nuits entières à la confection d’une baguette qui ne trouvera aucun usage ?! Songez ne serait-ce qu’un instant à toutes les sueurs que j’ai déversées dans mon ouvrage !

AÏEUL, scandalisé, désignant le patriarche d’un index.
Voilà donc ce que nous réservait cet enfant prétendument prometteur ! Ton aîné est un cracmol ! Qu’espères-tu faire avec cela ? Restaurer la gloire de notre maison ?

ARTISAN, agitant férocement les poings.
M’écoutez-vous ?!

NIÈCE, l’arrogance dans le ton.
Comment comptes-tu justifier ce cuisant échec auprès des hautes sphères ? Cette dépravation dans la lignée l’a entachée à jamais. Une faute indélébile.

Hideyoshi attarde à contrecœur son regard sur la jeune fille.

Les quelques ridules qui parsemaient son visage s’intensifient tandis qu’il empoigne de sa paume valide le bras de Yûna afin de la placer au centre de la salle, là où elle viendra quérir, malgré elle, toutes les attentions.


HIDEYOSHI, le ton ferme.
Qu’il en soit ainsi, alors. La sœur prendra la place du frère.

AÏEUL, frictionnant son menton.
Mh. Après tout, elle dispose de dons ésotériques.

HIDEYOSHI.
Je consacrerai mes prochaines années à en faire notre héritière.

COUSIN, perplexe.
Nourris-tu toujours l’espoir lui faire intégrer les rangs de Mahoutokoro ?

HIDEYOSHI, l’air implacable.
Elle ne s’y rendra pas. Pour cette enfant, nous viserons loin, et bien plus haut.


Tous se lèvent, et avisent la fillette.

Elle, jusqu’alors peu familière à l’idée simple d’être mise sur le devant de la scène, redouble d’efforts pour ne pas prendre la fuite. Son derme se fait d’autant plus blanc, et les acclamations dont elle est la cible après l’humiliation publique de son frère ne sont plus que des bourdonnements imprécis à ses oreilles.

Les pulsations de son cœur tonnent et se répercutent en un écho qu’elle semble seule à percevoir.

Elle aussi aurait aimé s’enfuir au-delà des collines, quitter cette demeure et ne plus jamais y revenir.


ACTE III
Scène II


Nul concert de tambour à l’horizon.

L’estrade se drape d’un silence aussi énigmatique qu'oppressant ; l’air se charge d’un poids indistinct, et les artistes de l’orphéon, baignés à demi dans l’ombre du décor, contemplent le sol.

Des élévations de voix se devinent, au loin. Des bribes imprécises comme il est possible d’en discerner à l’approche d’une confrontation à laquelle l’on ne pourrait se dérober.

Deux silhouettes masculines à la dissonance frappante se détachent du décor.

Un fusuma se clôt avec une véhémence telle que les murs de la résidence en subissent de fins tremblements.

Le premier né suit son paternel comme le ferait son ombre. Pour autant le patriarche, peu désireux à l’idée de rencontrer son regard, lui inflige la simple vue de son dos.

Dédain et ignorance seront ses maîtres mots.


TOSHIAKI, éperdu.
Père ! Laissez-moi au moins vous parler, je vous en conjure !

HIDEYOSHI, sans même l’aviser.
Nous n’avons rien de plus à nous dire, pas même après une année.

TOSHIAKI, se risquant à lui saisir la manche.
Je refuse d’être considéré comme votre échec, ou pire : un parjure !

HIDEYOSHI, se dégageant de lui comme s’il était porteur de peste.
Ôte-toi de mon chemin, et regagne tes quartiers.


Les habitants de la demeure se rassemblent en s’adonnent aux messes basses.

De l’intendant à la servante récemment recrutée, l’ensemble du petit personnel, craignant la colère ardente du père, n’ose intervenir. Hisako, craintive bien que soucieuse du sort qu’encourt le fils aîné, peine à se mouvoir du pan de mur derrière lequel elle a trouvé refuge.

Yûna, attirée par cette assourdissante cacophonie, apparaît dans un corridor adjacent.


YÛNA, le ton bas.
Une dispute ?

HISAKO, prudemment.
J’en ai bien peur…

YÛNA, portant une paume à sa tempe.
J’ai… Comme une sensation de déjà-vu…

HISAKO, inquiète.
Vraiment… ? Pourtant, c’est la première fois que tous deux échangent, depuis la cérémonie… Voilà désormais un an que votre frère s’est muré dans le silence, et ne participe plus aux dîners.


La désolation à laquelle se prêtait son adelphe cesse.

Pathos.

Ses suppliques ne sont désormais plus qu’accusations virulentes.

Leur père, dit-il, n’est qu’une âme orgueilleuse qui ne voit qu’en ses progénitures que la salvation à laquelle leur lignée était promise. Il n’est qu’un homme pathétique, cruel et prompt à valoriser le statut que lui a offert son sang, et ce au détriment du monde qui l’entoure.

Le fils, lui, ne mériterait pas d’inhaler le même air qu’eux. Lui, le cracmol autrefois voué à faire rutiler leur blason, a su corrompre l’équilibre et la dignité de la famille par sa simple présence.

Aussi Hideyoshi recule-t-il avec une rare répulsion lorsque le jeune homme qui lui tient tête daigne approcher : à trop côtoyer cette abjection qu’il voyait jadis comme son honorable fils, il risquerait d’en souiller son esprit.

Une erreur. Voilà ce à quoi s’apparente le garçon.

Celle qui causera, selon ce chef impitoyable, leur déshonneur.

La colère croît, et se met à vrombir.

L’éclat verdoyant du regard de Yûna s’intensifie tout à coup et, comme si elle avait été frappée d’un éclair de lucidité dont elle ne pourrait justifier la venue, un air apeuré la gagne.

La nouvelle héritière, sans qu’elle ne puisse l’expliquer, sent qu’il est nécessaire d’intervenir afin d’éviter l’irréparable.

Le désastre les guette.

Elle doit agir.

YÛNA.
Je dois leur parler !

HISAKO, la retenant.
Mademoiselle, non !

YÛNA.
L’un des deux finira par blesser l’autre !

HISAKO.
C’est bien trop dangereux, laissez-moi m’en charger… !


Hisako, se refusant à laisser l’enfant approcher de l’échauffourée, l’incite à reculer.

Le pas incertain, la voilà qui fait chemin vers eux. Sa voix douce et humble peine à se faire entendre, dans ce chaos incessant.

La servante tente tant bien que mal de mettre un terme à cette dispute. Elle, qui a grandi dans un foyer aimant et chaleureux, ignore comment faire cesser ce différend.

Le frère aîné, dans un excès de rage qu’il ne peut plus réprimer, ne se maîtrise pas.

Voilà qu’il empoigne le pourtour d’un vase, à proximité.

Son bras s’érige. Ses phalanges intensifient leur prise sur le pourtour de la céramique, et leurs jointures pâlissent à vue d’œil.

L’œillade perspicace du maître de clan s’écarquille.

Une servante est une servante.

Hideyoshi saisit le poignet d’Hisako et, sans la moindre once d’incertitude, la place devant lui comme il le ferait d’un pavois.

La faïence rencontre la silhouette de la jeune femme, et le sang bientôt se répand sur le plancher.

Hisako porte une paume à son œil mutilé, et s’écroule avant de perdre connaissance.

Elle ne verra que la silhouette éplorée de Yûna rejoindre sa proximité, puis l’approche de Seiko, avant de sombrer.


ACTE III
Scène III


Calmement penché par-dessus la table lui servant de plan de travail, l’ancien Auror fait habilement se mouvoir son pinceau. Son extrémité, sombre comme l’aile d’un freux, trace inlassablement sur le délicat parchemin sur lequel il planche depuis déjà de généreuses minutes.

Face à lui, une très jeune femme, la crinière élégamment nouée en une tresse si longue qu’elle en effleure le sol, les paumes patiemment apposées sur ses genoux repliés, et l’expression flegmatique, le fixe.

Ses lèvres, adornées d’un pigment cramoisi du plus bel effet, jusqu’alors soumises au joug du silence, s’entrouvrent.


YÛNA.
Père.


L’interpellé redresse les mirettes, et rencontre le regard de sa fille cadette.

S’il ne vocalise jamais ses états d’esprit, la transformation radicale de sa descendante, malgré l’écoulement de ces dernières années, ne manque jamais de le frapper.

Elle, qui avait autrefois la prunelle si timide, arbore aujourd’hui la même dureté que celle qu’il témoigne dans le reflet de ses yeux verts.

Lui-même ignore, au fond de lui, si cette constatation se rapproche d’un bon augure, ou bien d’un échec.

Cette pression perpétuelle qu’il avait infligée à ses enfants ne différait pas tant de celle qu’il avait reçue. Le cycle se répétait sans fin. Lui-même, du temps où il n’était qu’un garçonnet, avait dû endurer le labeur ainsi qu’une pression ineffable sur ses maigres épaules.

Elle, qu’il avait déclarée faiblarde dès l’instant où elle avait vu le jour, avait accepté, sans la moindre objection, de rattraper et de se plier aux apprentissages intensifs dans lesquels on avait plongé, pour ou contre sa volonté, son aîné.

Elle, dont il avait considéré la naissance comme un inconvénient, avait consenti à se rapprocher de l’idée qu’il se faisait de la perfection, si tant est que cela pouvait lui donner la satisfaction qu’il avait tant souhaitée après avoir été démis de ses fonctions.

C’était là son devoir, auquel elle ne pouvait plus se dérober.


YÛNA, répétant.
Père. Vous souhaitiez me parler ?


Il pose, avec méticulosité, son pinceau.

HIDEYOSHI.
Discutons brièvement de tes résultats obtenus au Brevet Universel de Sorcellerie Élémentaire.


Sans même le quitter des yeux, la benjamine rétorque, le ton calme. Son interlocutrice n’est pas dupe, et sait pertinemment qu’il a d’ores et déjà pris connaissance de ses contributions académiques.

YÛNA, le regard fixe.
J’ai obtenu des résultats satisfaisants, et ai donné le meilleur de moi-même.


Loin d’elle l’idée saugrenue de mentir. Plusieurs « Optimal » resplendissants se lisent avec aisance sur la liste de matières où l’écolière a su se démarquer parmi ses semblables.

Mais nul n’est véritablement parfait, à son grand dam.

Le patriarche défait de l’amoncellement de papiers un document sur lequel il attarde son attention.


HIDEYOSHI.
Il te reste encore bien du chemin à parcourir.

YÛNA, hochant sobrement la tête.
Oui. Je me rattraperai.

HIDEYOSHI.
La note que tu as obtenue en Métamorphose est des plus dérisoires. Avais-tu correctement étudié ?

YÛNA.
Oui. Ma baguette n’est pour ainsi dire pas adaptée à ce genre de magie. L’artisan m’avait avertie.

HIDEYOSHI.
N’accuse pas ta baguette. L'outil choisit certes son sorcier, mais c’est à toi qu’il revient d’outrepasser les limites et de rendre l’impossible possible en apprivoisant ton catalyseur. Je ne peux que te dire de faire mieux.


Yûna peine à lui répliquer. Être la cible de critiques et de remontrances est toujours pénible à endurer, lorsqu’un compliment encourageant n’est aucunement réalisé pour contrebalancer une diatribe.

L’idée même de l’interroger sur sa vie au campus, et parmi les Ours qui l’ont accueillie ne semble pas même l’effleurer. Elle ne s'en émeut plus, tant se schéma s'est tant de fois répété.

Le silence retombe sur la pièce.

Puis…


YÛNA.
Père… Hisako est-elle…


HIDEYOSHI, de nouveau concentré sur les lignes de son courrier.
Elle n’a pas quitté l’hospice. Elle a été remplacée, depuis que j’ai pris la décision de la congédier.


Son timbre en paraît si détaché qu’il n’en paraît que plus méprisant.

Ses lèvres rouges s’entrouvrent, sans qu’elle ne puisse y faire quoi que ce soit.


YÛNA.
Pourquoi avoir fait cela ?


Sa pensée lui échappe, et révèle son indignation profonde.

Ce sentiment, hélas, ne parviendra pas à susciter l’attention sentimentale de son parent…

Et le choc n’en est que plus violent.


HIDEYOSHI, arquant un sourcil sans même la dévisager.
Pourquoi t’en préoccupes-tu à ce point ? En mes qualités de chef de clan, il aurait été fâcheux que je sois blessé en raison d’une colère puérile provoquée par ton cracmol de frère. Ses jours ne sont pas comptés, et elle n’était, pour notre famille, qu’une servante.


Une simple servante qui aura su, en dépit de l’écart entre leurs mondes, lui faire connaître la sensation de bonheur qu’il n’avait jamais su lui donner.

Yûna se redresse sans piper mot, et entreprend de se tourner vers la sortie du bureau après avoir en avoir salué son propriétaire.

Et, tandis qu’elle approche du seuil…


HIDEYOSHI.
Ta mère lui rend régulièrement visite. Va donc lui parler, si cela t’intéresse tant. J’ai encore du courrier auquel je me dois de donner réponse.


La devineresse quitte le bureau, et avise, à travers l’entrebâillement d’une cloison menant aux jardins, le firmament qui se reflète au gré des ondulations du bassin.

Le sourire de son amie et confidente lui revient.

Si elle n’avait pas insisté telle une enfant capricieuse pour la garder à ses côtés, sans doute aurait-elle pu connaître la félicité en compagnie de ce soupirant qui l’attendait.

Ses yeux se closent.

Leurs chemins seraient-ils amenés à se recroiser un jour ?

Elle ne s’en sent plus légitime, et pourtant, elle ne peut s’empêcher, pour la première fois, d’espérer.